La métamorphose comme moyen de se rebeller, de contester dans La métamorphose de Franz Kafka et dans Truismes de Marie Darrieussecq.



Introduction
Franz Kafka
La métamorphose de l’homme en animal est un mythe très répandu, que ce soit à travers l’espace ou le temps. Aussi, que l’on pense au poème Les métamorphoses d’Ovide, écrit en Grèce au début de notre ère, ou encore au film La mouche réalisé en France en 1986, on constate que non seulement ce mythe ne connait pas de frontière spatio-temporelle, et donc culturelle, mais qu’il s’applique aussi à tous les genres. La métamorphose utilisée dans un contexte littéraire sert surtout à comparer l’homme aux caractéristiques associées à l’animal en lequel il se transforme, permettant ainsi de porter une réflexion sur la nature humaine[1]. Ainsi, une histoire dans laquelle le protagoniste se transforme en animal pourra toujours être actuelle dans cette réflexion, qui devient une forme de critique de l’humain. 
C’est ainsi que La métamorphose de Franz Kafka (1883-1924), publiée en 1912, pose un jugement sur la bourgeoisie et le milieu familial : Gregor Samsa, le protagoniste de l’histoire, se réveille un matin transformé en cancrelat. Il devient alors incapable de travailler pour sa famille, qui le rejette. 
Marie Darrieussecq
Dans Truismes de Marie Darrieussecq (1969-), publié en 1996 et ayant connu un énorme succès populaire et critique (en lice notamment pour le prix Goncourt et le prix Femina), c’est plutôt la condition de la femme que l’on questionne. La protagoniste, vendeuse dans une parfumerie, se transforme progressivement en truie et se voit, après un certain temps, rejetée et méprisée par son entourage, et ce, malgré tous les efforts qu’elle déploie pour contrevenir à son sort. L’analyse portera sur les conséquences que la métamorphose entraine dans l’entourage des protagonistes, sur les répercussions psychologiques que ces changements ont sur les protagonistes, ainsi que sur les causes de la métamorphose.
Cependant, avant de débuter l’analyse, il est important de bien saisir le concept de la pensée dichotomique, puisque celui-ci est très présent lorsqu’il s’agit de métamorphose, d’oscillation entre deux états d’être opposés : animal et humain. D’ailleurs, la société occidentale est régie par ce mode de pensée à structure binaire. Il s’agit, simplement mis, de diviser tout selon les contraires. Ainsi, on retrouve les oppositions homme/femme, nature/rationalité, même/autre, bien/mal, etc. Cette manière de structurer le monde comporte plusieurs inconvénients. Premièrement, elle n’accepte aucune définition intermédiaire, ce qui trace un portrait déformé de la société. Deuxièmement, les éléments constitutifs se voient attribuer des valeurs aléatoires (valeurs thymiques): l’homme sera donc considéré comme mieux que la femme, la rationalité supérieure la nature, etc. Troisièmement, elle associe ensemble les éléments considérés comme meilleurs. Autrement dit, l’homme, valorisé face à la femme, ne sera jamais associé à la nature, considérée comme inférieure.[2]


1.    Les conséquences de la métamorphose sur l’entourage des protagonistes
1.1.               Dans La métamorphose de Franz Kafka
La métamorphose de Franz Kafka
La transformation que subit Gregor a aussi pour conséquence de transformer son entourage, et plus particulièrement, sa famille. En effet, devant l’apparence dégoutante de Gregor et sa nouvelle inaptitude à faire son travail, sa famille (c’est-à-dire son père, sa sœur Grete et sa mère) le rejette.
D’une part, le père du protagoniste considère celui-ci comme de la vermine. C’est particulièrement le cas lorsque, revenant de travailler, il constate que Gregor est hors de sa chambre et décide de lui lancer des fruits : «il était inutile de continuer à courir, car son père avait résolu de le bombarder»[3]. La métaphore «bombarder» amène la nuance : le père envoie violement plusieurs projectiles, rendant l’acte encore plus haineux, et transformant le père en un homme strict et violent. Mais la transformation de Gregor n’a pas que des effets négatifs sur son entourage. En effet, suite à la perte du revenu qu’assurait Gregor, la famille a dû se reprendre en main pour assurer sa survie. Ainsi, le père obtient un travail à la banque et son apparence change totalement. Comme Gregor l’observe, l’homme en robe de chambre trainant dans son fauteuil toute la journée qui était le père de Gregor est devenu un nouvel homme :
«Il se tenait tout droit aujourd’hui ; il était vêtu du strict uniforme bleu à boutons dorés que porte le personnel des institutions bancaires ; au-dessus du grand col raide de sa tunique se déployait son ample double menton ; sous ses sourcils en broussaille perçait le regard alerte et attentif de ses yeux noirs ; ses cheveux blancs, jadis en désordre, étaient maintenant lustrés et peignés avec soin, avec une raie méticuleusement dessinée.» (M. p.123).

Dans cette description que l’on fait du père, un champ lexical du propre, de l’ordonné s’établit («droit», «strict», «raide», «déployait», «regard alerte et perçant», «peignés», etc.). De cette manière, on constate que le père a repris la charge de la famille, retrouvant ainsi son rôle de père.
D’autre part, la relation entre Gregor Samsa et sa sœur devient houleuse suite à sa métamorphose. En effet, il semble que la transformation subite de Gregor, bien que dégoutant sa sœur, n’empêche pas celle-ci de s’occuper de lui au début : pendant les premières semaines suivant sa transformation, elle lui amène de la nourriture et fait le ménage de sa chambre. Cependant, elle prend bien soin d’éviter toute rencontre avec la bête qu’est devenue Gregor; et celui-ci le comprend, c’est pourquoi, dès que sa sœur approche, il va se cacher sous un meuble. C’est ainsi qu’il procède lorsque sa sœur vient lui amener de quoi se nourrir : «Mais il n’aurait jamais pu deviner jusqu’où irait la bonté de sa sœur. Afin de connaître son goût, elle lui apporta tout un choix de choses comestibles, qu’elle avait étalées sur un vieux journal» (M, p.105). L’emploi du terme «jusqu’où» pour parler de la «bonté» de Grete permet de présenter celle-ci comme une sainte. Ainsi, la métamorphose de Gregor change sa sœur, en ce sens où elle devient plus aimable. Cependant, Grete en vient à délaisser de plus en plus Gregor, et cherche même, à la fin, à s’en débarrasser : «Je ne veux pas, devant cette horrible bête, prononcer le nom de mon frère et je me contente de dire : il faut nous débarrasser de ça.» (M, p.139) Ainsi, plus le temps passe suite à la transformation de Gregor, plus Grete devient cruelle et de moins en moins empathique envers le sort de son frère. D’une part, la présence de Gregor l’oblige à s’attarder à des tâches qui lui pèsent, et d’autre part, la suppression de Gregor lui permet de s’affirmer dans la famille et d’occuper une place plus importante. Ainsi, «Grete a tout à gagner dans le sacrifice de Gregor»[4]. Malgré cela, Grete n’est considérée comme cruelle par aucun des personnages l’entourant, pas même par Gregor[5]. Bref, plus le temps passe, et plus Grete nie l’existence de son frère dans la bête, en cessant par exemple de faire le ménage de sa chambre, et ce faisant contribue à marginaliser Gregor.
Enfin, la mère de Gregor est certainement le personnage qui vit à la fois le moins bien  et le mieux la transformation du protagoniste. Le moins bien d’abord parce que l’apparence de son fils la dégoute au plus haut point. On le note particulièrement lorsqu’elle déplace les meubles de la chambre de Gregor en compagnie de Grete et qu’elle aperçoit par inadvertance son fils; sa réaction est alors très intense : «elle hurla d’une voix rauque : ²Oh! Mon Dieu! Oh! Mon Dieu! ², sur quoi elle tomba sur le canapé en écartant les bras, comme si elle renonçait à tout, et resta là immobile» (M, p.120) La comparaison «comme si elle renonçait à tout» montre le désarroi que vit la mère à ce moment-là : son apparence la choque tellement qu’elle ne voit plus d’intérêt à poursuivre sa vie, elle renonce. Elle abandonne aussi à cet instant l’idée de revoir son fils tel qu’il était avant. L’apparence de Gregor, sa différence, devient donc problématique puisqu’elle fait faire des crises à sa mère. On peut aussi noter dans la réaction de la mère un désir de ne pas voir son fils sous sa forme d’insecte. Elle rejette ainsi son fils, dénie son existence en évitant de le voir, ce qui contribue d’autant plus à la marginalisation de Gregor. Ensuite, la mère est le personnage qui prend le mieux la transformation du protagoniste parce qu’elle est le personnage qui semble le plus attaché à Gregor, qui semble le plus croire que le cafard qu’est Samsa a une conscience humaine. Elle tentera d’ailleurs, alors que la chambre de Gregor est pleine de détritus, de faire le ménage : «Un jour, la mère avait soumis la chambre de Gregor à un grand nettoyage, qui avait nécessité plusieurs sceaux d’eau». L’embourbement de la chambre de Gregor a tendance à l’effacer à la vue, montrant ainsi le désir de la famille, et plus particulièrement de la sœur qui est responsable du ménage de la pièce, de faire disparaître Gregor. Alors, lorsque la mère nettoie la chambre de Gregor, elle montre son désir de revoir son fils, cafard ou non[6]. Par ailleurs, la mère assure la meilleure position, autant du point de vue de Gregor que de celui du père. Peu après l’incident survenu lors du déplacement des meubles, le père lance des pommes de façon plutôt violente à Gregor (l’une d’entre elles se fiche dans son dos et lui inflige de grandes souffrances), Gregor voit sa mère «se jeter sur le père, le saisir dans ses bras et enfin, […] [joindre] les mains derrière la tête du père, pour le conjurer d’épargner la vie de son fils» (M, p.125) Par ce geste, elle protège son fils, assurant ainsi son rôle de mère, et, par sa position et par la supplication qui montre son infériorité au père,  se soumet à l’autorité de ce dernier, assurant ainsi son rôle d’épouse[7]. Cependant, à la fin du récit, elle se range à l’opinion de Grete quant à la décision de se débarrasser de Gregor.
De plus, on peut constater le poids que représentait Gregor pour sa famille, spécialement dans l’épilogue. Dans cette partie du récit, le protagoniste est mort et l’on découvre la famille Samsa plus heureuse que jamais : elle peut enfin considérer ses perspectives d’avenir «tout à fait convenables et surtout très prometteuses pour plus tard» (M, p.148). S’ils peuvent envisager l’avenir, c’est que Gregor, lorsqu’il était insecte (et donc marginal) était un poids pour eux. A contrario, le portrait qui est brossé de la famille lorsqu’elle se voit contrainte à travailler est très maussade. Obligée de demeurer dans la même maison à cause du cafard, mais sans les moyens de payer le loyer, Gregor ne travaillant plus, tous les membres de la famille se voient poussés à travailler dur pour réussir. Gregor observe la famille silencieuse et épuisée par sa faute.[8]
Bref, la transformation de Gregor Samsa en cafard a deux conséquences principales sur son entourage. La première est de les dégouter et de les pousser à l’exclure. La seconde est d’encourager les membres de la famille à se reprendre en main pour assurer leur survie. Toutes choses considérées, il en résulte que, d’une manière ou d’une autre, la différence (ici représentée par la forme physique de Gregor) dans le milieu familial mène à la réjection[9].

1.2.               Dans Truismes de Marie Darrieussecq
Truismes de Marie Darrieussecq
La transformation de la protagoniste dans Truismes suscite beaucoup de réaction de la part des autres. L’aspect inconstant de son apparence amène les autres personnages à penser tour à tour qu’elle est belle, attirante sexuellement, puis repoussante. Ce qui demeure constant cependant, c’est la considération du corps de la protagoniste comme une marchandise.
D’abord, l’apparence du personnage principal attire l’admiration : sa transformation en truie se fait progressivement, et les premiers changements lui permettent de correspondre aux critères de beauté de la société occidentale. C’est d’ailleurs grâce à ces changements qu’elle obtient son travail à la parfumerie (qui est en fait une sorte de maison close). Dès son embauche, du fait de son apparence,  elle fait une bonne impression à la clientèle de son lieu de travail : «Je faisais une excellente publicité à l’établissement. La boutique s’est mise à marcher du tonnerre, avec moi»[10]. En devenant une publicité pour l’entreprise, on constate bien que son apparence est bien perçue par son entourage. Cependant, cette capacité a son revers : en effet, en devenant une publicité, on la considère comme un moyen de faire marcher la boutique, et non pas comme une fin en soi (ce qui va à l’encontre d’un des principes fondamentaux de l’éthique déontologique de Kant). Ainsi, on ne la considère pas comme un être humain.
Par la suite, la protagoniste grossit encore et en vient à déroger un peu aux critères de beauté actuels. Cependant, son apparence à nouveau modifiée n’évoque pas encore le dégout : à l’inverse, son physique éveille chez les clients à la parfumerie des pulsions animales. D’ailleurs, la narratrice décrit ses changements physiques et, en réaction, le changement d’attitude de ses clients : « […] insensiblement, les clients prenaient des habitudes fermières avec moi. […] le lit de massage devenait, sous leurs nouvelles envies, une sorte de meule de foin dans un champ, certains commençaient à braire, d’autres à renifler comme des porcs, et de fil en aiguille ils se mettaient tous, plus ou moins, à quatre pattes» (T, p.27). Grâce au champ lexical de la ferme qui est déployé («fermières», «meule de foin», «champ», etc.), on peut constater que la métamorphose de la protagoniste, à cette étape, entraine les autres personnages de son entourage à eux aussi se rapprocher de l’animalité. Elle laisse aussi penser que les volontés de la protagoniste ne sont même pas considérées par les clients, et qu’ainsi, ils la traitent comme une simple enveloppe physique, comme de la marchandise.
Puis, arrive un temps où sa transformation est tellement avancée que la protagoniste s’en retrouve laide : sa peau devient très rouge et ses tentatives pour améliorer son apparence ne font qu’empirer les choses (le maquillage qu’elle utilise irrite sa peau), elle grossit de plus en plus, d’autres mamelles lui poussent, des poils apparaissent dans son dos, etc. Ainsi, son apparence ne correspond pas aux attentes de la société et elle dégoute. Ce dégout se manifeste surtout par le rejet qu’elle subit des autres. Par exemple, lorsque son copain Honoré l’invite pour la seconde fois à l’Aqualand – la protagoniste avait déployé bien des efforts pour être plus jolie- il la rejette parce que le maillot qu’il lui a offert, trop petit, craque lorsqu’elle l’essaye : «Honoré était tellement furieux qu’il m’a forcée à sortir de la cabine dans cette tenue. […] Honoré m’a poussée à l’eau» (T, p.60).  Donc, l’apparence de la protagoniste dérange son copain à tel point qu’il se permet de l’humilier publiquement (l’Aqualand étant un lieu public). L’humiliation que subit la protagoniste ne fait que l’isoler encore plus. En outre, l’usage du terme «forcée» montre que la protagoniste n’a aucun pouvoir face à l’homme, et que son opinion n’est pas considérée (on la «force» à sortir, ce qui sous-entend qu’elle ne souhaitait pas faire de même) et, qu’encore une fois, elle n’est considéré que pour son apparence.
Enfin, quand la protagoniste devient complètement «truie», elle devient pour les autres une marchandise au sens littéral. Notamment, lorsqu’elle se retrouve, vers la toute fin, dans un entrepôt de cochons destinés à l’abattoir, sa mère, qui est la propriétaire du lieu, s’approche d’elle pour l’abattre et en faire de la viande à consommer : « ²Là, au fond² , elle a dit ma mère. Elle a posé la bassine et le papier journal. Ils se sont approchés de moi. […] Je me suis préparée à vendre chèrement ma peau. Ma mère en plus d’être un assassin était une voleuse, elle allait tuer un cochon qui ne lui appartenait pas.» (T, p.147). Son apparence animale la déshumanise aux yeux des autres : sa mère ne va pas tuer sa fille, mais bien un cochon. Sa métamorphose entraine donc les autres à la considérer strictement comme de la marchandise.
Toutefois, il est vrai que depuis le début de la métamorphose de la protagoniste, même lorsque son apparence était avantageuse, les gens la considéraient comme une marchandise. D’abord prostituée (elle vend son corps pour le sexe), puis utilisée comme tête d’affiche pour une campagne électorale (son image est utilisée pour vendre), elle est considérée comme un produit de vente par sa condition de femme.[11]

1.3.               Comparaison
Dans l’une comme dans l’autre des œuvres, la métamorphose du personnage principal influence le comportement des autres personnages l’entourant. Dans La métamorphose, la famille de Gregor est d’abord choquée face à cette métamorphose et, plus le récit avance, plus on traite Gregor comme un cancrelat. Les membres de la famille en viennent même à délaisser complètement et à tuer le protagoniste pour enfin retrouver leur liberté. Par le peu de tolérance qu’ils ont envers Gregor, on peut constater que la famille n’accepte pas la différence, surtout si celle-ci s’avère d’une certaine manière inférieure à leur condition actuelle (l’insecte tel que décrit par Kafka étant dégoutant, il se retrouve à un rang inférieur à celui de la famille).
Dans Truismes, plus la métamorphose progresse, plus la protagoniste est considérée par son entourage comme un produit de consommation. D’abord, c’est par son métier, travailleuse du sexe, qu’elle est considérée comme un objet. Puis, plus la métamorphose avance, plus elle éveille les pulsions animales, plus on la considère comme un objet, et non comme un humain. Enfin, lorsque sa métamorphose est complète, la protagoniste devient littéralement un objet de consommation : on la veut pour la viande qu’elle représente. À toutes ces étapes, il est mis de l’avant que la femme ne s’appartient pas, qu’elle n’est qu’un bien de consommation. À ce titre, cette critique n’épargne personne, pas même la famille (la mère de la protagoniste essaie de tuer cette dernière lorsqu’elle est truie). Truismes rejoint à cet égard le propos de La métamorphose : la famille n’est pas valorisée, mais au contraire, présentée comme un milieu nocif pour tout individu marginal.


2.    Les conséquences de la métamorphose sur la psychologie des protagonistes
2.1.               Dans La métamorphose de Franz Kafka
Outre les conséquences physiques évidentes de la métamorphose, Gregor Samsa subit ces changements de manière intériorisée, psychologique. En effet, parce que la transformation animale est perçue comme un déclassement[12], l’animal étant considéré en aval inférieur à l’homme, le personnage voit ces changements physiques s’accompagner d’un sentiment de honte, d’autant plus que c’est en un insecte décrit comme hideux qu’il se transforme. Sa nouvelle condition de bête et les désirs qu’elle lui occasionne ne le ravissent pas : son corps a une nouvelle emprise sur son esprit, et cette situation n’est pas désirable puisque selon la pensée dichotomique, l’esprit surclasse le corps. On le remarque notamment lorsque, un soir où la famille de Gregor veille silencieusement, le protagoniste décide de ne pas dormir dans son lit : «et à la suite d’une décision à demi consciente et non sans une légère honte, il partit vivement se coucher sous le canapé, où il se  sentit aussitôt à son aise» (M. p.103). On constate bien ici l’emprise qu’a le corps animal de Gregor Samsa sur son esprit. L’enthousiasme avec lequel il se dirige sous le canapé suite à une décision plus instinctive que rationnelle («à demi consciente»), ne l’empêche tout de même pas d’en ressentir de la honte. En adoptant cet étrange endroit pour dormir, Samsa confirme que son identité est plus animale (le lit appartenant à l’Homme)[13] qu’humaine, et ce déclassement l’accable. À ce propos, cette même citation permet aussi de voir le combat incessant entre animalité et humanité chez le protagoniste : son corps, son instinct lui dicte de faire quelque chose, mais son esprit lui indique que cette chose est mal.
Gregor Samsa se sent également coupable face à sa famille puisqu’il ne peut plus les aider financièrement, ou d’aucune autre façon d’ailleurs. Ce sentiment de culpabilité le pousse à pardonner sa famille, quel que soit son crime. En effet, suite à l’incident de la pomme, sa famille délaisse un peu Gregor : «Qui donc, dans cette famille usée de travail et recrue de fatigue, avait encore le temps de s’occuper de Gregor plus qu’il n’était absolument nécessaire?» (M, p.127) En précisant que la famille est «usée de travail et recrue de fatigue», il excuse tout comportement de maltraitance à son égard. 

2.2.               Dans Truismes de Marie Darrieussecq
Dans la société occidentale, les critères esthétiques pour la femme visent à effacer l’animalité en elle, de la rapprocher de l’objet. Ces critères esthétiques, purement soumis à des critères culturels (il n’existe pas de Beauté universelle, parfaite), sont inatteignables pour la majorité des femmes : seins hauts et rebondis, minceur, absence de poils et de rides, etc[14]. Pourtant, la femme qui ne rencontre pas les critères de beauté sera jugée comme paresseuse et exclue –le seul rôle de la femme étant d’être belle (on se rappelle la phrase culte «soit belle et tais-toi»). Donc la femme laide sera exclue, voire  maltraitée par les autres.
Ce phénomène est fortement présent dans Truismes. Effectivement, la truie de Darrieussecq se sent honteuse de sa transformation, mais seulement à partir du moment où elle ressemble trop à l’animal, où sa métamorphose est trop avancée. Ainsi, lorsque la protagoniste commence à se transformer et que son apparence s’embellit (les premiers symptômes de la métamorphose lui procurent une grosse poitrine rebondie, un beau teint, etc.), elle constate avec fierté son apparence : «dans le miroir qui donne bonne mine, je me suis trouvée, je suis désolée de le dire, incroyablement belle, comme dans les magazines mais en plus appétissante» (T. p.15). Le choix du mot «appétissante» rappelle qu’elle n’est qu’un bien de consommation, la désignant comme quelque chose de mangeable. Cela dit, elle constate et apprécie que son image ressemble à celle exigée par les médias.
Cependant, lorsque son apparence commence à trop s’apparenter  à celle d’une truie (grosse, peau rougeaude, six mamelles, etc.), notamment lorsque sa photo passe à la télé alors que sa mère est à sa recherche, elle se sentira honteuse devant cette image : «ça me tuait de voir comment j’étais moche maintenant […]» (T, p.133). L’hyperbole «ça me tuait» vient vraiment marquer l’ampleur des répercussions psychologiques que signifie pour le personnage le constat de laideur. Elle a honte d’elle-même, de son apparence plus animale.
D’ailleurs, parce que son corps est animal et que son esprit est encore humain, elle luttera contre sa transformation. Notamment lorsque sa transformation devient un peu trop apparente, qu’elle ressemble trop à une truie, elle tente de retrouver sa beauté : « Je subtilisais les crèmes conseillées par les magazines et je les étalais soigneusement sur ma peau, mais rien n’y faisait.» (T, p.46). Au contraire, ces crèmes irritent sa peau : «Alors ça ne ratait pas : je me couvrais de plaques rouges, et après la crise ma peau devenait encore plus rose qu’avant» (T, p.46). Tous les efforts que la protagoniste déploie pour contrôler son corps semblent vains. Aussi, lorsqu’elle tente de contrôler sa métamorphose à l’abattoir, elle échoue : «mon corps d’être humain essayait de s’arracher de mon corps de cochon, essayait de se dresser sous mes muscles ; je voyais ma patte avant droite qui frémissait, qui s’affinait […] mais rien ne sortait, pas même un bout de doigt.» (T, p. 145) On constate à ce moment que sa condition animale a triomphé. De plus, son corps, en plus de se dominer lui-même, domine de plus en plus son esprit, comme elle l’avoue au tout début du récit : «L’action même de me souvenir m’est très difficile». Dans Truismes donc, le corps animal domine complètement l’être humain, physiquement et psychologiquement.

2.3.               Comparaison
Dans les deux romans, le protagoniste ressent de la honte face à sa transformation animale. Néanmoins, cette honte se traduit de différentes manières. Dans La métamorphose, ce sont les instincts de Gregor Samsa qui en sont la source. Sa honte s’accompagne aussi d’un sentiment de culpabilité : il est inutile pour sa famille, ne peut plus l’aider financièrement, et est même devenu un poids pour celle-ci. La famille ici, «usée de travail et recrue de fatigue»,  ne peut porter le blâme pour avoir délaissé Gregor. Ce sont donc l’instinct animal et le poids qu’il occasionne à sa famille qui font le sentiment de honte du protagoniste. Dans Truismes, la honte se manifeste plus en raison l’apparence. En effet, la protagoniste, dès qu’elle ne correspond plus aux critères de beauté émis par la société, tente de son mieux, par l’usage de produits cosmétiques et de sa propre volonté, de rétablir la situation, mais face à cet échec, elle se sent honteuse.
De plus, les protagonistes des deux romans mènent un combat contre leur métamorphose, car ils ne peuvent accepter leur condition animale, considérée par l’esprit occidental comme inférieure à la condition humaine. Ce combat s’avère plus psychologique dans le roman de Kafka. En comparaison, celui de Darrieussecq, bien qu’étant également un combat très intérieur, est aussi un combat physique : de l’utilisation de crèmes nocives pour elle à la tentative de métamorphose inverse, la protagoniste se bat contre son propre corps.
Par la honte de l’animalité, les  œuvres présentent deux critiques distinctes : dans La métamorphose, ce sont la famille et la bourgeoisie qui sont dépréciés, alors que dans Truismes, ce sont les standards de beauté.


3.    Les causes de la métamorphose
Ce qui est entendu ici par «causes de la métamorphose» sont en fait les situations dans lesquelles se trouvent les personnages avant leur métamorphose et qui peuvent sembler contraignante. Ces situations contraignantes sont ici supposées comme causes possibles de la métamorphose des protagonistes.

3.1.               Dans La métamorphose de Franz Kafka
L’aliénation est l’un des thèmes centraux de l’œuvre de Kafka[15]. Quelqu’un dit «aliéné» (au sens philosophique) est dépossédé de son humanité et est asservi à sa condition familiale, religieuse, sociale ou autre. De prime abord, on peut souligner le sentiment d’aliénation qui compose le quotidien de Gregor Samsa. Dans La métamorphose, c’est en partie la famille qui vient aliéner le protagoniste. En effet, en exigeant qu’il travaille pour les faire vivre, ils le poussent à effectuer un travail auquel il ne s’identifie pas et qu’il n’aime pas. D’ailleurs, dès le premier matin de sa transformation, dès son réveil, il se plaint à lui-même de son travail : «Ah mon Dieu […] quel métier exténuant j’ai donc choisi! […] Le diable emporte ce métier!» (M, p.80). Les phrases exclamatives viennent appuyer le propos, exaltant les sentiments de Gregor Samsa. On constate ainsi le dégout qu’inspire son travail au personnage principal. À lui seul cause d’aliénation, son travail doit être effectué pour sa famille, qui devient ainsi une seconde cause d’aliénation : sans sa famille à nourrir, Gregor pourrait facilement changer de métier, mais, pour offrir à sa famille un niveau de vie adéquat, se rapprochant du niveau bourgeois, Gregor se voit contraint à garder ce travail.
Une autre cause probable de la transformation de Gregor en cancrelat est l’impossibilité pour Gregor de se conformer à ce que l’on attend de lui. Le matin de sa transformation, il souhaiterait rester au lit plus longtemps, et c’est ce qu’il se voit obligé de faire puisqu’il est, au vu de son physique de cancrelat, incapable de se lever et d’aller travailler.

3.2.               Dans Truismes de Marie Darrieussecq
La transformation de la protagoniste en truie débute, selon son récit, lorsqu’elle se fait embaucher à la parfumerie. Dès lors, elle devient travailleuse du sexe et commence à vendre son corps. Elle perd à ce moment sa condition humaine pour transiter vers la condition animale – elle se métamorphose en truie. C’est ce que semble suggérer à tout le moins l’histoire, en superposant la narration de l’apparition des premiers symptômes –qui lui confèrent un physique flatteur (forte poitrine, peau en santé, etc.) et celle de son embauche. Elle dit à ce propos : «Je vois bien aujourd’hui que cette prise de poids et cette formidable qualité de ma chair ont sans doute été les tous premiers symptômes. Le directeur de la chaîne tenait mon sein droit dans une main, le contrat dans l’autre main.» (T, p.13). En faisant suivre ces deux phrases, sans transitions ou alinéa de paragraphe, on a réduit la distance des idées de chacune des phrases pour ainsi donner l’impression que l’une et l’autre sont connectées.  Ainsi, il est facile de penser que la cause de la métamorphose de la protagoniste a un lien avec son nouveau travail. En outre, elle perd d’une certaine façon la propriété sur son corps en signant le contrat, et s’engage dans un métier dans lequel elle doit renier sa part de culture (en opposition avec la nature) puisque son rôle est plus près de celui de l’objet : c’est une marchandise.
Étant considérée comme marchandise, la protagoniste déploie tous ses efforts pour rester belle, se mettant des produits cosmétiques lorsque la métamorphose est plus avancée,  malgré le fait qu’ils lui causent des allergies. C’est qu’elle est très préoccupée par l’opinion qu’on peut avoir d’elle, comme c’est le cas de la majorité des femmes à l’époque postmoderne. Elles s’observent dans le miroir pour tenter de voir ce que les autres verront, «[p]uis, une fois à l’extérieur, elle[s] ser[ont] préoccupée[s] de ce que les autres penseront et espérer[ont] être approuvée[s]. Cette recherche d’approbation crée un rapport d’aliénation»[16]. La protagoniste de Truismes n’échappe pas à cette règle, tentant toujours de plaire aux autres.

3.3.               Comparaison
Dans La métamorphose de Kafka, l’impossibilité de Gregor de se conformer à ce que l’on attend de lui peut causer, d’une part, sa transformation en cancrelat. Son état marginal, de par son désir de ne pas faire ce que l’on attend de lui, se concrétise lorsque son corps se retrouve sous la forme d’un insecte. D’autre part, le sentiment d’aliénation que le personnage ressent, d’un côté à cause d’un travail dans lequel il ne se réalise pas, et d’un autre côté à cause de sa famille qui l’oblige à poursuivre avec ce métier, peuvent causer une frustration et par cela même, une envie de se rebeller, qui se présente sous la forme de la métamorphose.
Dans Truismes, le propos est plus axé sur le corps de la femme, sur  la femme dépossédée de son corps. Ainsi, dès qu’elle commence son nouveau métier (on peut noter que le métier pour la protagoniste de Truismes ne lui permet pas de se réaliser, tout comme c’est le cas avec Gregor et son métier), elle commence à muter. Tout au long du roman, ele se fait traiter comme une marchandise, ce qui peut également mener à l’aliénation. Conséquemment, en perdant la propriété sur son corps, la protagoniste se métamorphose et témoigne par le fait même son envie intrinsèque d’échapper à un système qui ne lui correspond pas, de par sa condition de femme.
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Conclusion
Dans un livre comme dans l’autre, le thème principal et l’élément déclencheur sont la métamorphose du protagoniste, mais comme il a été démontré, cette ressemblance au niveau du récit permet tout de même de poser un regard très contemporain sur la société et l’époque dans lesquelles sont apparues ces œuvres.  Dans La métamorphose, on critique l’aliénation par le travail pour un mode de vie petit bourgeois, mais surtout, on critique la pression que peut imposer la famille sur un de ses membres. La famille est un milieu restreignant qui peut s’avérer étouffant – et peut par ailleurs causer un sentiment d’aliénation. En outre, c’est un milieu dans lequel la différence n’est pas acceptée et difficilement tolérée. La critique de la famille se retrouve également dans Truismes, bien qu’elle occupe un poste secondaire. Selon les propos de Truismes, la famille est également un milieu qui accepte mal la différence. Mais Truismes va plus loin dans son propos et suggère même que la famille est un environnement qui, plutôt que de soutenir chacun de ses membres tente de les escroquer, de prendre avantage sur eux. Truismes laisse également beaucoup de place à un discours critique à l’égard du rôle de la femme en société, qui est encore de nos jours souvent traitée comme un bien de consommation. Au final, on constate que dans les deux œuvres, le protagoniste livre un combat contre son animalité. C’est une particularité de la pensée occidentale, selon laquelle, comme le dicte le mode de pensée dichotomique, la culture ne peut aller de paire avec son opposé inférieur, la nature. Mais la culture et la nature ne vont pas nécessairement a contrario, contrairement à ce que l’on peut penser. D’ailleurs, les récents mouvements en philosophie et en littérature (comme le postmodernisme), suggèrent d’abolir cette frontière entre la culture et la nature, ce qui pourrait également permettre à l’homme de se réconcilier avec l’environnement.[17]


Médiagraphie
Corpus étudié :
Darrieussecq, Marie, Truismes, coll. «folio», Paris, Gallimard, 1996, 149 p.
Kafka, Franz, La métamorphose et autres récits, coll. «folio classique», Paris, Gallimard, 1913, 220 p.

Autres références :
Heinz-Gerhard, Haupt, «La petite bourgeoisie en France et en Allemagne au début du XXe siècle», Matériaux pour l’histoire de notre temps, vol. 17, no17, 1989, p.11-12 (consulté sur Persée le 10 février 2013).
Hubert, Jocelyne, étude sur Kafka, La Métamorphose, coll. «Résonances», Paris, Ellipses, 2004, 143p.
Kafka, Franz, La métamorphose, coll. «La bibliothèque Gallimard», Paris, Gallimard-Éducation, 2004, 173p (p.156-159).
Kafka, Franz, La métamorphose, coll. «La bibliothèque Gallimard», Paris, Gallimard-Éducation, 2004, 173p. (accompagnement de Dorian Astor).
Kechichian, Patrick, «La bête humaine», Le Monde, 6 septembre 1996, p.3 (consulté sur Eureka le 8 février 2013).
L’heureux, Marie-Claude, La problématique de la nature et de la culture dans la littérature québécoise pour la jeunesse : au-delà des dualismes, [s.l], [s.é], décembre 2005, 114p (Chapitre 1, p.9-36).
Paupardin, Dominique, «Le phénomène Darrieussecq», La Presse, 9 novembre 1996, p.20 (consulté sur Eureka le 4 février 2013).
Pichette, Jean , «De la bêtise et des truies», Le Devoir, 19 octobre 1996, p.D7 (consulté sur Eureka le 4 février 2013).
Rioux, Christian, «Marie Darrieussecq une fille pas banale», Le Devoir, 9 novembre 1996, p. D9 (consulté sur Eureka le 4 février 2013).
Rochefort-Guillouet, Sophie, Dissertations sur l'homme et l'animal : La Fontaine, Fables (Livres VII à XI), Condillac, Traité des animaux, Kafka, La Métamorphose, Paris, Ellipses, 2004, 142p (p.59-82).
Séguin, Marie-Hélène, Le corps féminin et la tyranie de la beauté dans Truismes de Marie Darrieussecq et Clara et la pénombre de José Carlos Somoza, [s.l], [s.é], février 2011, 118 p.
Surprenant, Jean-Claude, «Une bonne cochonnerie», Le Droit, 12 octobre 1996, p.A12 (consulté sur Eureka le 4 février 2013).




[1] D. Astor, La métamorphose, p.147.
[2] M-C. L’heureux, La problématique de la nature et de la culture dans la littérature québécoise pour la jeunesse : au-delà des dualismes, p. 12.
[3] F. Kafka, La metamorphose, p.124. à partir de maintenant, les références de cet ouvrage seront mises entre parenthèse dans le texte. Pour cette œuvre du corpus, l’abréviation M. (pour Métamorphose) sera utilisée.
[4] D. Astor, Op. cit., p.96.
[5] Loc. cit.
[6] Ibid., p.123.
[7] Ibid., p.96.
[8] Ibid., p.124.
[9] J. Hubert, Étude sur La métamorphose Kafka, p.53.
[10] M. Darrieussecq, Truismes, p.18. à partir de maintenant, les références pour cet ouvrage seront mises entre parenthèse dans le texte. Pour cette œuvre du corpus, l’abréviation T (pour Truismes) sera utilisée.
[11] M. –H. Séguin, Le corps féminin et la tyranie de la beauté dans Truismes de Marie Darrieussecq et Clara et la pénombre de José Carlos Somoza, p.19.
[12] Ibid. p. 13-14.
[13] D. Astor, Op. cit., p.89
[14] M.-H. Séguin, Op. cit., p.24.
[15] D. Astor, Op. cit., p.91.
[16] M.H. Séguin, Op. cit.,  p.56.
[17] M. C. L’heureux, Op. cit., p.13.