Introduction
Franz Kafka |
C’est ainsi que La métamorphose de Franz Kafka (1883-1924), publiée en 1912, pose un jugement sur la bourgeoisie et le milieu familial : Gregor Samsa, le protagoniste de l’histoire, se réveille un matin transformé en cancrelat. Il devient alors incapable de travailler pour sa famille, qui le rejette.
Marie Darrieussecq |
Cependant,
avant de débuter l’analyse, il est important de bien saisir le concept de la
pensée dichotomique, puisque celui-ci est très présent lorsqu’il s’agit de
métamorphose, d’oscillation entre deux états d’être opposés : animal et
humain. D’ailleurs, la société occidentale est régie par ce mode de pensée à
structure binaire. Il s’agit, simplement mis, de diviser tout selon les
contraires. Ainsi, on retrouve les oppositions homme/femme, nature/rationalité,
même/autre, bien/mal, etc. Cette manière de structurer le monde comporte
plusieurs inconvénients. Premièrement, elle n’accepte aucune définition intermédiaire,
ce qui trace un portrait déformé de la société. Deuxièmement, les éléments
constitutifs se voient attribuer des valeurs aléatoires (valeurs
thymiques): l’homme sera donc considéré comme mieux que la femme, la
rationalité supérieure la nature, etc. Troisièmement, elle associe ensemble les
éléments considérés comme meilleurs. Autrement dit, l’homme, valorisé face à la
femme, ne sera jamais associé à la nature, considérée comme inférieure.[2]
1. Les
conséquences de la métamorphose sur l’entourage des protagonistes
1.1.
Dans La
métamorphose de Franz Kafka
La métamorphose de Franz Kafka |
D’une
part, le père du protagoniste considère celui-ci comme de la vermine. C’est
particulièrement le cas lorsque, revenant de travailler, il constate que Gregor
est hors de sa chambre et décide de lui lancer des fruits : «il était
inutile de continuer à courir, car son père avait résolu de le bombarder»[3]. La métaphore «bombarder»
amène la nuance : le père envoie violement plusieurs projectiles, rendant l’acte
encore plus haineux, et transformant le père en un homme strict et violent. Mais
la transformation de Gregor n’a pas que des effets négatifs sur son entourage.
En effet, suite à la perte du revenu qu’assurait Gregor, la famille a dû se
reprendre en main pour assurer sa survie. Ainsi, le père obtient un travail à
la banque et son apparence change totalement. Comme Gregor l’observe, l’homme
en robe de chambre trainant dans son fauteuil toute la journée qui était le
père de Gregor est devenu un nouvel homme :
«Il se tenait tout
droit aujourd’hui ; il était vêtu du strict uniforme bleu à boutons dorés que
porte le personnel des institutions bancaires ; au-dessus du grand col raide de
sa tunique se déployait son ample double menton ; sous ses sourcils en broussaille
perçait le regard alerte et attentif de ses yeux noirs ; ses cheveux blancs,
jadis en désordre, étaient maintenant lustrés et peignés avec soin, avec une
raie méticuleusement dessinée.» (M. p.123).
Dans
cette description que l’on fait du père, un champ lexical du propre, de
l’ordonné s’établit («droit», «strict», «raide», «déployait», «regard alerte et
perçant», «peignés», etc.). De cette manière, on constate que le père a repris
la charge de la famille, retrouvant ainsi son rôle de père.
D’autre
part, la relation entre Gregor Samsa et sa sœur devient houleuse suite à sa métamorphose.
En effet, il semble que la transformation subite de Gregor, bien que dégoutant
sa sœur, n’empêche pas celle-ci de s’occuper de lui au début : pendant les
premières semaines suivant sa transformation, elle lui amène de la nourriture
et fait le ménage de sa chambre. Cependant, elle prend bien soin d’éviter toute
rencontre avec la bête qu’est devenue Gregor; et celui-ci le comprend, c’est
pourquoi, dès que sa sœur approche, il va se cacher sous un meuble. C’est ainsi
qu’il procède lorsque sa sœur vient lui amener de quoi se nourrir : «Mais
il n’aurait jamais pu deviner jusqu’où irait la bonté de sa sœur. Afin de
connaître son goût, elle lui apporta tout un choix de choses comestibles,
qu’elle avait étalées sur un vieux journal» (M, p.105). L’emploi du terme
«jusqu’où» pour parler de la «bonté» de Grete permet de présenter celle-ci
comme une sainte. Ainsi, la métamorphose de Gregor change sa sœur, en ce sens
où elle devient plus aimable. Cependant, Grete en vient à délaisser de plus en
plus Gregor, et cherche même, à la fin, à s’en débarrasser : «Je ne veux
pas, devant cette horrible bête, prononcer le nom de mon frère et je me
contente de dire : il faut nous débarrasser de ça.» (M, p.139) Ainsi, plus
le temps passe suite à la transformation de Gregor, plus Grete devient cruelle
et de moins en moins empathique envers le sort de son frère. D’une part, la
présence de Gregor l’oblige à s’attarder à des tâches qui lui pèsent, et
d’autre part, la suppression de Gregor lui permet de s’affirmer dans la famille
et d’occuper une place plus importante. Ainsi, «Grete a tout à gagner dans le
sacrifice de Gregor»[4]. Malgré cela, Grete n’est
considérée comme cruelle par aucun des personnages l’entourant, pas même par
Gregor[5]. Bref, plus le temps
passe, et plus Grete nie l’existence de son frère dans la bête, en cessant par
exemple de faire le ménage de sa chambre, et ce faisant contribue à
marginaliser Gregor.
Enfin,
la mère de Gregor est certainement le personnage qui vit à la fois le moins
bien et le mieux la transformation du
protagoniste. Le moins bien d’abord parce que l’apparence de son fils la
dégoute au plus haut point. On le note particulièrement lorsqu’elle déplace les
meubles de la chambre de Gregor en compagnie de Grete et qu’elle aperçoit par
inadvertance son fils; sa réaction est alors très intense : «elle hurla
d’une voix rauque : ²Oh!
Mon Dieu! Oh! Mon Dieu! ²,
sur quoi elle tomba sur le canapé en écartant les bras, comme si elle renonçait
à tout, et resta là immobile» (M, p.120) La comparaison «comme si elle
renonçait à tout» montre le désarroi que vit la mère à ce moment-là : son
apparence la choque tellement qu’elle ne voit plus d’intérêt à poursuivre sa
vie, elle renonce. Elle abandonne aussi à cet instant l’idée de revoir son fils
tel qu’il était avant. L’apparence de Gregor, sa différence, devient donc
problématique puisqu’elle fait faire des crises à sa mère. On peut aussi noter
dans la réaction de la mère un désir de ne pas voir son fils sous sa forme
d’insecte. Elle rejette ainsi son fils, dénie son existence en évitant de le
voir, ce qui contribue d’autant plus à la marginalisation de Gregor. Ensuite,
la mère est le personnage qui prend le mieux la transformation du protagoniste
parce qu’elle est le personnage qui semble le plus attaché à Gregor, qui semble
le plus croire que le cafard qu’est Samsa a une conscience humaine. Elle
tentera d’ailleurs, alors que la chambre de Gregor est pleine de détritus, de
faire le ménage : «Un jour, la mère avait soumis la chambre de Gregor à un
grand nettoyage, qui avait nécessité plusieurs sceaux d’eau». L’embourbement de
la chambre de Gregor a tendance à l’effacer à la vue, montrant ainsi le désir
de la famille, et plus particulièrement de la sœur qui est responsable du
ménage de la pièce, de faire disparaître Gregor. Alors, lorsque la mère nettoie
la chambre de Gregor, elle montre son désir de revoir son fils, cafard ou non[6]. Par ailleurs, la
mère assure la meilleure position, autant du point de vue de Gregor que de
celui du père. Peu après l’incident survenu lors du déplacement des meubles, le
père lance des pommes de façon plutôt violente à Gregor (l’une d’entre elles se
fiche dans son dos et lui inflige de grandes souffrances), Gregor voit sa mère
«se jeter sur le père, le saisir dans ses bras et enfin, […] [joindre] les
mains derrière la tête du père, pour le conjurer d’épargner la vie de son fils»
(M, p.125) Par ce geste, elle protège son fils, assurant ainsi son rôle de
mère, et, par sa position et par la supplication qui montre son infériorité au
père, se soumet à l’autorité de ce
dernier, assurant ainsi son rôle d’épouse[7]. Cependant, à la fin du
récit, elle se range à l’opinion de Grete quant à la décision de se débarrasser
de Gregor.
De
plus, on peut constater le poids que représentait Gregor pour sa famille, spécialement
dans l’épilogue. Dans cette partie du récit, le protagoniste est mort et l’on
découvre la famille Samsa plus heureuse que jamais : elle peut enfin
considérer ses perspectives d’avenir «tout à fait convenables et surtout très
prometteuses pour plus tard» (M, p.148). S’ils peuvent envisager l’avenir,
c’est que Gregor, lorsqu’il était insecte (et donc marginal) était un poids
pour eux. A contrario, le portrait qui est brossé de la famille lorsqu’elle se
voit contrainte à travailler est très maussade. Obligée de demeurer dans la
même maison à cause du cafard, mais sans les moyens de payer le loyer, Gregor
ne travaillant plus, tous les membres de la famille se voient poussés à
travailler dur pour réussir. Gregor observe la famille silencieuse et épuisée
par sa faute.[8]
Bref,
la transformation de Gregor Samsa en cafard a deux conséquences principales sur
son entourage. La première est de les dégouter et de les pousser à l’exclure.
La seconde est d’encourager les membres de la famille à se reprendre en main
pour assurer leur survie. Toutes choses considérées, il en résulte que, d’une
manière ou d’une autre, la différence (ici représentée par la forme physique de
Gregor) dans le milieu familial mène à la réjection[9].
1.2.
Dans Truismes
de Marie Darrieussecq
Truismes de Marie Darrieussecq |
D’abord,
l’apparence du personnage principal attire l’admiration : sa
transformation en truie se fait progressivement, et les premiers changements
lui permettent de correspondre aux critères de beauté de la société
occidentale. C’est d’ailleurs grâce à ces changements qu’elle obtient son
travail à la parfumerie (qui est en fait une sorte de maison close). Dès son
embauche, du fait de son apparence, elle
fait une bonne impression à la clientèle de son lieu de travail : «Je
faisais une excellente publicité à l’établissement. La boutique s’est mise à
marcher du tonnerre, avec moi»[10]. En devenant une
publicité pour l’entreprise, on constate bien que son apparence est bien perçue
par son entourage. Cependant, cette capacité a son revers : en effet, en
devenant une publicité, on la considère comme un moyen de faire marcher la
boutique, et non pas comme une fin en soi (ce qui va à l’encontre d’un des
principes fondamentaux de l’éthique déontologique de Kant). Ainsi, on ne la
considère pas comme un être humain.
Par
la suite, la protagoniste grossit encore et en vient à déroger un peu aux
critères de beauté actuels. Cependant, son apparence à nouveau modifiée
n’évoque pas encore le dégout : à l’inverse, son physique éveille chez les
clients à la parfumerie des pulsions animales. D’ailleurs, la narratrice décrit
ses changements physiques et, en réaction, le changement d’attitude de ses
clients : « […] insensiblement, les clients prenaient des habitudes
fermières avec moi. […] le lit de massage devenait, sous leurs nouvelles
envies, une sorte de meule de foin dans un champ, certains commençaient à
braire, d’autres à renifler comme des porcs, et de fil en aiguille ils se
mettaient tous, plus ou moins, à quatre pattes» (T, p.27). Grâce au champ
lexical de la ferme qui est déployé («fermières», «meule de foin», «champ»,
etc.), on peut constater que la métamorphose de la protagoniste, à cette étape,
entraine les autres personnages de son entourage à eux aussi se rapprocher de
l’animalité. Elle laisse aussi penser que les volontés de la protagoniste ne
sont même pas considérées par les clients, et qu’ainsi, ils la traitent comme
une simple enveloppe physique, comme de la marchandise.
Puis,
arrive un temps où sa transformation est tellement avancée que la protagoniste s’en
retrouve laide : sa peau devient très rouge et ses tentatives pour
améliorer son apparence ne font qu’empirer les choses (le maquillage qu’elle
utilise irrite sa peau), elle grossit de plus en plus, d’autres mamelles lui
poussent, des poils apparaissent dans son dos, etc. Ainsi, son apparence ne
correspond pas aux attentes de la société et elle dégoute. Ce dégout se
manifeste surtout par le rejet qu’elle subit des autres. Par exemple, lorsque
son copain Honoré l’invite pour la seconde fois à l’Aqualand – la protagoniste avait
déployé bien des efforts pour être plus jolie- il la rejette parce que le
maillot qu’il lui a offert, trop petit, craque lorsqu’elle l’essaye :
«Honoré était tellement furieux qu’il m’a forcée à sortir de la cabine dans
cette tenue. […] Honoré m’a poussée à l’eau» (T, p.60). Donc, l’apparence de la protagoniste dérange
son copain à tel point qu’il se permet de l’humilier publiquement (l’Aqualand
étant un lieu public). L’humiliation que subit la protagoniste ne fait que
l’isoler encore plus. En outre, l’usage du terme «forcée» montre que la
protagoniste n’a aucun pouvoir face à l’homme, et que son opinion n’est pas
considérée (on la «force» à sortir, ce qui sous-entend qu’elle ne souhaitait
pas faire de même) et, qu’encore une fois, elle n’est considéré que pour son
apparence.
Enfin,
quand la protagoniste devient complètement «truie», elle devient pour les
autres une marchandise au sens littéral. Notamment, lorsqu’elle se retrouve,
vers la toute fin, dans un entrepôt de cochons destinés à l’abattoir, sa mère,
qui est la propriétaire du lieu, s’approche d’elle pour l’abattre et en faire
de la viande à consommer : « ²Là, au fond² , elle a dit ma mère.
Elle a posé la bassine et le papier journal. Ils se sont approchés de moi. […]
Je me suis préparée à vendre chèrement ma peau. Ma mère en plus d’être un
assassin était une voleuse, elle allait tuer un cochon qui ne lui appartenait
pas.» (T, p.147). Son apparence animale la déshumanise aux yeux des autres :
sa mère ne va pas tuer sa fille, mais bien un cochon. Sa métamorphose entraine
donc les autres à la considérer strictement comme de la marchandise.
Toutefois,
il est vrai que depuis le début de la métamorphose de la protagoniste, même
lorsque son apparence était avantageuse, les gens la considéraient comme une
marchandise. D’abord prostituée (elle vend son corps pour le sexe), puis
utilisée comme tête d’affiche pour une campagne électorale (son image est
utilisée pour vendre), elle est considérée comme un produit de vente par sa
condition de femme.[11]
1.3.
Comparaison
Dans
l’une comme dans l’autre des œuvres, la métamorphose du personnage principal
influence le comportement des autres personnages l’entourant. Dans La métamorphose, la famille de Gregor
est d’abord choquée face à cette métamorphose et, plus le récit avance, plus on
traite Gregor comme un cancrelat. Les membres de la famille en viennent même à
délaisser complètement et à tuer le protagoniste pour enfin retrouver leur
liberté. Par le peu de tolérance qu’ils ont envers Gregor, on peut constater que
la famille n’accepte pas la différence, surtout si celle-ci s’avère d’une
certaine manière inférieure à leur condition actuelle (l’insecte tel que décrit
par Kafka étant dégoutant, il se retrouve à un rang inférieur à celui de la
famille).
Dans
Truismes, plus la métamorphose
progresse, plus la protagoniste est considérée par son entourage comme un
produit de consommation. D’abord, c’est par son métier, travailleuse du sexe,
qu’elle est considérée comme un objet. Puis, plus la métamorphose avance, plus
elle éveille les pulsions animales, plus on la considère comme un objet, et non
comme un humain. Enfin, lorsque sa métamorphose est complète, la protagoniste
devient littéralement un objet de consommation : on la veut pour la viande
qu’elle représente. À toutes ces étapes, il est mis de l’avant que la femme ne
s’appartient pas, qu’elle n’est qu’un bien de consommation. À ce titre, cette
critique n’épargne personne, pas même la famille (la mère de la protagoniste
essaie de tuer cette dernière lorsqu’elle est truie). Truismes rejoint à cet égard le propos de La métamorphose : la famille n’est pas valorisée, mais au
contraire, présentée comme un milieu nocif pour tout individu marginal.
2. Les
conséquences de la métamorphose sur la psychologie des protagonistes
2.1.
Dans La
métamorphose de Franz Kafka
Outre
les conséquences physiques évidentes de la métamorphose, Gregor Samsa subit ces
changements de manière intériorisée, psychologique. En effet, parce que la transformation
animale est perçue comme un déclassement[12], l’animal étant considéré
en aval inférieur à l’homme, le personnage voit ces changements physiques
s’accompagner d’un sentiment de honte, d’autant plus que c’est en un insecte
décrit comme hideux qu’il se transforme. Sa nouvelle condition de bête et les
désirs qu’elle lui occasionne ne le ravissent pas : son corps a une
nouvelle emprise sur son esprit, et cette situation n’est pas désirable puisque
selon la pensée dichotomique, l’esprit surclasse le corps. On le remarque
notamment lorsque, un soir où la famille de Gregor veille silencieusement, le
protagoniste décide de ne pas dormir dans son lit : «et à la suite d’une
décision à demi consciente et non sans une légère honte, il partit vivement se
coucher sous le canapé, où il se sentit
aussitôt à son aise» (M. p.103). On constate bien ici l’emprise qu’a le corps
animal de Gregor Samsa sur son esprit. L’enthousiasme avec lequel il se dirige
sous le canapé suite à une décision plus instinctive que rationnelle («à demi
consciente»), ne l’empêche tout de même pas d’en ressentir de la honte. En
adoptant cet étrange endroit pour dormir, Samsa confirme que son identité est
plus animale (le lit appartenant à l’Homme)[13] qu’humaine, et ce
déclassement l’accable. À ce propos, cette même citation permet aussi de voir
le combat incessant entre animalité et humanité chez le protagoniste : son
corps, son instinct lui dicte de faire quelque chose, mais son esprit lui
indique que cette chose est mal.
Gregor
Samsa se sent également coupable face à sa famille puisqu’il ne peut plus les
aider financièrement, ou d’aucune autre façon d’ailleurs. Ce sentiment de
culpabilité le pousse à pardonner sa famille, quel que soit son crime. En
effet, suite à l’incident de la pomme, sa famille délaisse un peu Gregor :
«Qui donc, dans cette famille usée de travail et recrue de fatigue, avait
encore le temps de s’occuper de Gregor plus qu’il n’était absolument
nécessaire?» (M, p.127) En précisant que la famille est «usée de travail et
recrue de fatigue», il excuse tout comportement de maltraitance à son
égard.
2.2.
Dans Truismes
de Marie Darrieussecq
Dans
la société occidentale, les critères esthétiques pour la femme visent à effacer
l’animalité en elle, de la rapprocher de l’objet. Ces critères esthétiques,
purement soumis à des critères culturels (il n’existe pas de Beauté
universelle, parfaite), sont inatteignables pour la majorité des femmes :
seins hauts et rebondis, minceur, absence de poils et de rides, etc[14]. Pourtant, la femme qui
ne rencontre pas les critères de beauté sera jugée comme paresseuse et exclue
–le seul rôle de la femme étant d’être belle (on se rappelle la phrase culte
«soit belle et tais-toi»). Donc la femme laide sera exclue, voire maltraitée par les autres.
Ce
phénomène est fortement présent dans
Truismes. Effectivement, la truie de Darrieussecq se sent honteuse de sa
transformation, mais seulement à partir du moment où elle ressemble trop à
l’animal, où sa métamorphose est trop avancée. Ainsi, lorsque la protagoniste
commence à se transformer et que son apparence s’embellit (les premiers symptômes
de la métamorphose lui procurent une grosse poitrine rebondie, un beau teint,
etc.), elle constate avec fierté son apparence : «dans le miroir qui donne
bonne mine, je me suis trouvée, je suis désolée de le dire, incroyablement
belle, comme dans les magazines mais en plus appétissante» (T. p.15). Le choix
du mot «appétissante» rappelle qu’elle n’est qu’un bien de consommation, la
désignant comme quelque chose de mangeable. Cela dit, elle constate et apprécie
que son image ressemble à celle exigée par les médias.
Cependant,
lorsque son apparence commence à trop s’apparenter à celle d’une truie (grosse, peau rougeaude,
six mamelles, etc.), notamment lorsque sa photo passe à la télé alors que sa
mère est à sa recherche, elle se sentira honteuse devant cette image : «ça
me tuait de voir comment j’étais moche maintenant […]» (T, p.133). L’hyperbole
«ça me tuait» vient vraiment marquer l’ampleur des répercussions psychologiques
que signifie pour le personnage le constat de laideur. Elle a honte d’elle-même,
de son apparence plus animale.
D’ailleurs,
parce que son corps est animal et que son esprit est encore humain, elle
luttera contre sa transformation. Notamment lorsque sa transformation devient
un peu trop apparente, qu’elle ressemble trop à une truie, elle tente de
retrouver sa beauté : « Je subtilisais les crèmes conseillées par les
magazines et je les étalais soigneusement sur ma peau, mais rien n’y faisait.»
(T, p.46). Au contraire, ces crèmes irritent sa peau : «Alors ça ne ratait
pas : je me couvrais de plaques rouges, et après la crise ma peau devenait
encore plus rose qu’avant» (T, p.46). Tous les efforts que la protagoniste
déploie pour contrôler son corps semblent vains. Aussi, lorsqu’elle tente de
contrôler sa métamorphose à l’abattoir, elle échoue : «mon corps d’être
humain essayait de s’arracher de mon corps de cochon, essayait de se dresser
sous mes muscles ; je voyais ma patte avant droite qui frémissait, qui
s’affinait […] mais rien ne sortait, pas même un bout de doigt.» (T, p. 145) On
constate à ce moment que sa condition animale a triomphé. De plus, son corps,
en plus de se dominer lui-même, domine de plus en plus son esprit, comme elle
l’avoue au tout début du récit : «L’action même de me souvenir m’est très
difficile». Dans Truismes donc, le
corps animal domine complètement l’être humain, physiquement et
psychologiquement.
2.3.
Comparaison
Dans
les deux romans, le protagoniste ressent de la honte face à sa transformation
animale. Néanmoins, cette honte se traduit de différentes manières. Dans La métamorphose, ce sont les instincts
de Gregor Samsa qui en sont la source. Sa honte s’accompagne aussi d’un
sentiment de culpabilité : il est inutile pour sa famille, ne peut plus
l’aider financièrement, et est même devenu un poids pour celle-ci. La famille
ici, «usée de travail et recrue de fatigue»,
ne peut porter le blâme pour avoir délaissé Gregor. Ce sont donc
l’instinct animal et le poids qu’il occasionne à sa famille qui font le
sentiment de honte du protagoniste. Dans
Truismes, la honte se manifeste plus en raison l’apparence. En effet, la
protagoniste, dès qu’elle ne correspond plus aux critères de beauté émis par la
société, tente de son mieux, par l’usage de produits cosmétiques et de sa
propre volonté, de rétablir la situation, mais face à cet échec, elle se sent
honteuse.
De
plus, les protagonistes des deux romans mènent un combat contre leur
métamorphose, car ils ne peuvent accepter leur condition animale, considérée
par l’esprit occidental comme inférieure à la condition humaine. Ce combat s’avère
plus psychologique dans le roman de Kafka. En comparaison, celui de
Darrieussecq, bien qu’étant également un combat très intérieur, est aussi un
combat physique : de l’utilisation de crèmes nocives pour elle à la
tentative de métamorphose inverse, la protagoniste se bat contre son propre
corps.
Par
la honte de l’animalité, les œuvres
présentent deux critiques distinctes : dans La métamorphose, ce sont la famille et la bourgeoisie qui sont
dépréciés, alors que dans Truismes,
ce sont les standards de beauté.
3. Les
causes de la métamorphose
Ce
qui est entendu ici par «causes de la métamorphose» sont en fait les situations
dans lesquelles se trouvent les personnages avant leur métamorphose et qui
peuvent sembler contraignante. Ces situations contraignantes sont ici supposées
comme causes possibles de la métamorphose des protagonistes.
3.1.
Dans La
métamorphose de Franz Kafka
L’aliénation
est l’un des thèmes centraux de l’œuvre de Kafka[15]. Quelqu’un dit «aliéné»
(au sens philosophique) est dépossédé de son humanité et est asservi à sa
condition familiale, religieuse, sociale ou autre. De prime abord, on peut
souligner le sentiment d’aliénation qui compose le quotidien de Gregor Samsa.
Dans La métamorphose, c’est en partie
la famille qui vient aliéner le protagoniste. En effet, en exigeant qu’il
travaille pour les faire vivre, ils le poussent à effectuer un travail auquel
il ne s’identifie pas et qu’il n’aime pas. D’ailleurs, dès le premier matin de
sa transformation, dès son réveil, il se plaint à lui-même de son travail :
«Ah mon Dieu […] quel métier exténuant j’ai donc choisi! […] Le diable emporte
ce métier!» (M, p.80). Les phrases exclamatives viennent appuyer le propos,
exaltant les sentiments de Gregor Samsa. On constate ainsi le dégout qu’inspire
son travail au personnage principal. À lui seul cause d’aliénation, son travail
doit être effectué pour sa famille, qui devient ainsi une seconde cause
d’aliénation : sans sa famille à nourrir, Gregor pourrait facilement
changer de métier, mais, pour offrir à sa famille un niveau de vie adéquat, se
rapprochant du niveau bourgeois, Gregor se voit contraint à garder ce travail.
Une
autre cause probable de la transformation de Gregor en cancrelat est
l’impossibilité pour Gregor de se conformer à ce que l’on attend de lui. Le
matin de sa transformation, il souhaiterait rester au lit plus longtemps, et
c’est ce qu’il se voit obligé de faire puisqu’il est, au vu de son physique de
cancrelat, incapable de se lever et d’aller travailler.
3.2.
Dans Truismes
de Marie Darrieussecq
La transformation
de la protagoniste en truie débute, selon son récit, lorsqu’elle se fait
embaucher à la parfumerie. Dès lors, elle devient travailleuse du sexe et
commence à vendre son corps. Elle perd à ce moment sa condition humaine pour
transiter vers la condition animale – elle se métamorphose en truie. C’est ce
que semble suggérer à tout le moins l’histoire, en superposant la narration de
l’apparition des premiers symptômes –qui lui confèrent un physique flatteur
(forte poitrine, peau en santé, etc.) et celle de son embauche. Elle dit à ce
propos : «Je vois bien aujourd’hui que cette prise de poids et cette
formidable qualité de ma chair ont sans doute été les tous premiers symptômes.
Le directeur de la chaîne tenait mon sein droit dans une main, le contrat dans
l’autre main.» (T, p.13). En faisant suivre ces deux phrases, sans transitions
ou alinéa de paragraphe, on a réduit la distance des idées de chacune des
phrases pour ainsi donner l’impression que l’une et l’autre sont connectées. Ainsi, il est facile de penser que la cause
de la métamorphose de la protagoniste a un lien avec son nouveau travail. En
outre, elle perd d’une certaine façon la propriété sur son corps en signant le
contrat, et s’engage dans un métier dans lequel elle doit renier sa part de
culture (en opposition avec la nature) puisque son rôle est plus près de celui
de l’objet : c’est une marchandise.
Étant
considérée comme marchandise, la protagoniste déploie tous ses efforts pour
rester belle, se mettant des produits cosmétiques lorsque la métamorphose est
plus avancée, malgré le fait qu’ils lui
causent des allergies. C’est qu’elle est très préoccupée par l’opinion qu’on
peut avoir d’elle, comme c’est le cas de la majorité des femmes à l’époque postmoderne.
Elles s’observent dans le miroir pour tenter de voir ce que les autres verront,
«[p]uis, une fois à l’extérieur, elle[s] ser[ont] préoccupée[s] de ce que les
autres penseront et espérer[ont] être approuvée[s]. Cette recherche
d’approbation crée un rapport d’aliénation»[16]. La protagoniste de Truismes n’échappe pas à cette règle,
tentant toujours de plaire aux autres.
3.3.
Comparaison
Dans
La métamorphose de Kafka,
l’impossibilité de Gregor de se conformer à ce que l’on attend de lui peut
causer, d’une part, sa transformation en cancrelat. Son état marginal, de par
son désir de ne pas faire ce que l’on attend de lui, se concrétise lorsque son
corps se retrouve sous la forme d’un insecte. D’autre part, le sentiment
d’aliénation que le personnage ressent, d’un côté à cause d’un travail dans lequel
il ne se réalise pas, et d’un autre côté à cause de sa famille qui l’oblige à
poursuivre avec ce métier, peuvent causer une frustration et par cela même, une
envie de se rebeller, qui se présente sous la forme de la métamorphose.
Dans
Truismes, le propos est plus axé sur
le corps de la femme, sur la femme
dépossédée de son corps. Ainsi, dès qu’elle commence son nouveau métier (on
peut noter que le métier pour la protagoniste de Truismes ne lui permet pas de se réaliser, tout comme c’est le cas
avec Gregor et son métier), elle commence à muter. Tout au long du roman, ele
se fait traiter comme une marchandise, ce qui peut également mener à
l’aliénation. Conséquemment, en perdant la propriété sur son corps, la
protagoniste se métamorphose et témoigne par le fait même son envie intrinsèque
d’échapper à un système qui ne lui correspond pas, de par sa condition de
femme.
Conclusion
Dans
un livre comme dans l’autre, le thème principal et l’élément déclencheur sont
la métamorphose du protagoniste, mais comme il a été démontré, cette
ressemblance au niveau du récit permet tout de même de poser un regard très
contemporain sur la société et l’époque dans lesquelles sont apparues ces
œuvres. Dans La métamorphose, on critique l’aliénation par le travail pour un
mode de vie petit bourgeois, mais surtout, on critique la pression que peut
imposer la famille sur un de ses membres. La famille est un milieu restreignant
qui peut s’avérer étouffant – et peut par ailleurs causer un sentiment
d’aliénation. En outre, c’est un milieu dans lequel la différence n’est pas
acceptée et difficilement tolérée. La critique de la famille se retrouve
également dans Truismes, bien qu’elle
occupe un poste secondaire. Selon les propos de Truismes, la famille est également un milieu qui accepte mal la
différence. Mais Truismes va plus
loin dans son propos et suggère même que la famille est un environnement qui,
plutôt que de soutenir chacun de ses membres tente de les escroquer, de prendre
avantage sur eux. Truismes laisse
également beaucoup de place à un discours critique à l’égard du rôle de la
femme en société, qui est encore de nos jours souvent traitée comme un bien de
consommation. Au final, on constate que dans les deux œuvres, le protagoniste
livre un combat contre son animalité. C’est une particularité de la pensée occidentale,
selon laquelle, comme le dicte le mode de pensée dichotomique, la culture ne
peut aller de paire avec son opposé inférieur, la nature. Mais la culture et la
nature ne vont pas nécessairement a contrario, contrairement à ce que l’on peut
penser. D’ailleurs, les récents mouvements en philosophie et en littérature
(comme le postmodernisme), suggèrent d’abolir cette frontière entre la culture
et la nature, ce qui pourrait également permettre à l’homme de se réconcilier
avec l’environnement.[17]
Médiagraphie
Corpus étudié :
Darrieussecq,
Marie, Truismes, coll. «folio»,
Paris, Gallimard, 1996, 149 p.
Kafka,
Franz, La métamorphose et autres récits,
coll. «folio classique», Paris, Gallimard, 1913, 220 p.
Autres références :
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siècle», Matériaux pour l’histoire de
notre temps, vol. 17, no17, 1989, p.11-12 (consulté sur Persée
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bibliothèque Gallimard», Paris, Gallimard-Éducation, 2004, 173p (p.156-159).
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(accompagnement de Dorian Astor).
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[1] D.
Astor, La métamorphose, p.147.
[2] M-C.
L’heureux, La problématique de la nature
et de la culture dans la littérature québécoise pour la jeunesse : au-delà
des dualismes, p. 12.
[3] F.
Kafka, La metamorphose, p.124. à
partir de maintenant, les références de cet ouvrage seront mises entre
parenthèse dans le texte. Pour cette œuvre du corpus, l’abréviation M. (pour Métamorphose) sera utilisée.
[4] D. Astor, Op. cit., p.96.
[5] Loc. cit.
[6] Ibid., p.123.
[7] Ibid., p.96.
[8] Ibid., p.124.
[9] J.
Hubert, Étude sur La métamorphose Kafka,
p.53.
[10] M.
Darrieussecq, Truismes, p.18. à
partir de maintenant, les références pour cet ouvrage seront mises entre
parenthèse dans le texte. Pour cette œuvre du corpus, l’abréviation T (pour Truismes) sera utilisée.
[11] M.
–H. Séguin, Le corps féminin et la
tyranie de la beauté dans Truismes de
Marie Darrieussecq et Clara et la pénombre de José Carlos Somoza, p.19.
[12] Ibid. p. 13-14.
[13] D. Astor, Op. cit., p.89
[14]
M.-H. Séguin, Op. cit., p.24.
[15] D. Astor, Op. cit., p.91.
[16] M.H.
Séguin, Op. cit., p.56.
[17] M.
C. L’heureux, Op. cit., p.13.